Alors que les travaux de rénovation touchent lentement à leur fin et que les trois fresques monumentales d'Otto Linnemann (1933), libérées de la poussière des quelques décennies, resplendissent dans leur ancien éclat, le professeur Goerges Goedert a eu la gentillesse de nous autoriser à présenter sa grandiose méditation sur la fresque principale, extraite de son Récit "Pleurs sur Dubrovnik", éditions Saint-Paul, littérature, Luxembourg 2008, pages 17-21. Qu'il en soit cordialement remercié.
... dans ma mémoire, je me retrouve à l'église "de la Gare" qui m'est restée si familière, plus précisément dans ce choeur aux lignes rigides, tapissé d'un marbre jaune foncé, zébré, à rayures tirant sur un brun aux nuances multiples, devant le maître-autel et sous la gigantesque fresque d'Otto Linnemann qui représente un Sacré-Coeur monumental. On pourrait croire d'abord à un Christ Roi, tellement il est important et majestueux, vraiment dans toute sa puissance et sa gloire. Il est assis sur un trône bleu clair, serti de chrysolites d'un jaune verdâtre. Mais les regards des fidèles, des visiteurs devraient se porter surtout sur le grand coeur qui, peint en rouge vermeil, se trouve ostensiblement au centre de l'oeuvre. Pour exprimer le rayonnement qui émane de ce coeur ardent, symbole d'un amour infini, éternel, l'artiste a exceptionnellement eu recours à l'or. Celui-ci brille dans l'illumination du choeur ou sous la lumière du jour filtrée par les grands vitraux latéraux.
Le tiare papale, évoquant le pouvoir de l'Eglise, coiffe la tête de cette figure si imposante, revêtue de l'aube blanche du prêtre et enveloppée dans un manteau d'un violet prune mat. De ses deux pieds marqués des stigmates de la crucifixion, il recouvre partiellement le globe terrestre, rappelant symboliquement, par ce geste enveloppant, la divine Providence qui veille sur la Création.
Cujus regni non erit finis - "Son règne n'aura pas de fin": ce bout de verset du Credo de l'Eglise s'étale en lettres majuscules ocrées sur la poutre noire qui sépare le plafond de la fresque. Ici pointe, discrètement il est vrai, l'idée de justice, tout au moins aux yeux de celui qui sait que le verset en question commence comme suit: Et iterum venturus est cum gloria, judicare vivos et mortuos - "Il reviendra dans sa gloire juger les vivants et les morts". Le thème est indubitablement celui du Jugement dernier. Il figure dans l'Ecriture (Mt 25, 31-46). Un thème des plus impressionnants, ayant inspiré déjà pas mal de peintres; en fin de compte, une allégorie théologique d'un ordre moral de l'univers. Ce qui est en cause, c'est évidemment en premier lieu la justice, quoiqu'il faille bien reconnaître que la fresque contient également un message d'amour.
Le Christ est le Sauveur. Dans l'oeuvre de Linnemann, les traits de son visage sont rassurants, capables d'apaiser, de sécuriser. Les yeux grands ouverts ne manquent pas de douceur. Ils expriment la clémence, la générosité, l'indulgence, surtout aussi le pardon, qui est toujours un acte d'amour. L'amour divin devrait avoir le dernier mot. Etre miséricordieux, c'est avoir du coeur pour des humains qui souffrent, qui sont plongés dans la détresse. "Pitié" est un terme peu adéquat, parce que son emploi risque de rabaisser, même d'humilier celui qui en est l'objet. Aussi est-il peu utilisé dans le langage chrétien. On peut aller encore plus loin et affirmer que la pitié n'est pas une notion chrétienne, même si le terme est employé - à tort, je trouve - dans certains chants de l'Eglise. Il a seulement l'avantage d'être plus bref que celui de miséricorde qui, par son ampleur, rend son usage moins aisé.
"Miséricorde", oui - en allemand "Barmherzigkeit", pas non plus "Mitleid". Des termes qui ne risquent pas de déprécier ni de vexer celui à qui ils s'adressent. Souffrir, être dans la misère, croupir dans un abîme - il en existe malheureusement tant et de toutes sortes - mais ne pas perdre pour autant sa dignité, ni son caractère inaltérablement sacré. Le message chrétien considère chaque être humain comme une image de Dieu: "Dieu créa l'homme à son image" (Gn 1, 27). Qu'on lise à ce sujet la Genèse de même que plusieurs lettres de saint Paul. Il s'agit donc d'une thèse judéo-chrétienne, absolument fondamentale dans notre tradition spirituelle et morale. C'est pourquoi les chrétiens devraient éviter de parler d'une pitié de Dieu pour les humains. Ceux-ci sont respectables jusque dans la plus totale déchéance, morale et physique. Les droits de l'Homme ne l'entendent d'ailleurs pas autrement: la dignité humaine est en principe inaliénable et indestructible. Elle existe en chaque être humain, quel qu'il soit. Si le libéralisme a pu contribuer à en intensifier l'idée, il n'en est pourtant pas l'auteur.
Ce Christ rappelle d'ailleurs l'art chrétien oriental, celui de l'Eglise orthodoxe, qui a eu une influence considérable en Europe. Ainsi, je me souviens d'une visite à la crypte du monastère bénédictin de Marienberg dans le Vinschgau en Südtyrol. Elle contient des fresques du XIIe siècle, dont un Christ qui m'est apparu très semblable à celui de notre église "de la Gare". En tout cas, Linnemann montre le rayonnement de l'amour divin, bien que la majesté domine dans sa composition qui, dans son ensemble, y compris la vaste coulisse avec ses trois rangées d'anges immobilisés dans l'adoration, soit d'une rigidité sévère, toute mathématique, ne fût-ce que par sa symétrie quasi absolue. Nous pouvons parler d'un hiératisme géométrique qui marque un ordre universel et éternel. Les lois naturelles de la Création, physiques et morales, représentent autant de contraintes. L'amour par contre est avant tout un don. Il constitue une énergie libre qui ne se laisse exprimer ni en chiffres ni en formules, ni en dynes ni en ergs. Son essence même nous interdit de lui appliquer des mesures, des calculs. A notre époque il est vrai, sous l'influence d'un capitalisme débridé et d'une globalisation foisonnante de l'économie libérale, le calcule s'empare de nos vies de plus en plus. Il devient alors difficile de comprendre qu'il puisse y avoir une force libre qui lui échappe complètement. Sans elle, pourtant, la vie humaine ne serait pas possible.
L'amour et la justice: deux valeurs fondamentales qui, parmi les humains, demeurent la plupart du temps incompatibles. En principe, elles sont même franchement exclusives l'une de l'autre. Laquelle des deux doit alors l'emporter? L'amour, dira-t-on, car il représente cette force universelle sans laquelle la vie s'éteindrait. De l'autre côté pourtant, nous savons pertinemment aussi qu'aucune vie en société ne pourrait se passer de la justice. Toute législation en est une actualisation. Si elle n'est pas bonne, nous risquons de verser dans un chaos où ne règne que la loi du plus fort.
Ainsi, le message de l'artiste est éloquent quant à ces deux valeurs. Sans doute, l'attitude du Christ est bien celle d'un roi juge. De sa main gauche, il tient une longue tige terminée par une croix, qui évoque à la fois la hampe d'un étendard, le bâton d'un abbé ou d'un évêque, et même le sceptre d'un monarque, ce qui fait penser incontestablement à la justice. Par contre, sa main droite s'élève dans un geste de bénédiction. Or, bénir, c'est protéger, et tout geste de protection est au moins apparenté à l'amour. On peut donc prétendre que cette figure invite impérieusement à la vie, à l'épanouissement, au salut, à la béatitude, tout en indiquant la nécessité de respecter la loi.
Georges Goedert
Un appel à la générosité de nos paroissiens et amis de l'église du Sacré-Coeur reste toujours nécessaire. Oeuvres de la Paroisse du Sacré-Coeur, a.s.b.l.
|
Dimanche de la Miséricorde Divine, 1er mai 2011